Saint Jérôme, Caravage, 112 x 157 cm, 1606
Avec le lion et le vêtement rouge, le crâne est une des clefs, un des signes qui permettent d'identifier
Saint Jérôme dans une peinture religieuse.
Mais quand on rencontre celui-ci en visitant la Villa Borghese à Rome, il se manifeste avec une présence si forte qu'on ne peut le considérer simplement comme un accessoire iconographique. Étonnamment, il est même plus présent que Saint Jérôme. Il trône sur un livre ouvert, en pleine lumière, ses orbites vides tournées vers le visiteur.
Plus exactement, ce regard anonyme est tourné vers un point géométrique, en avant du tableau, le troisième sommet d'un triangle horizontal dont Saint Jérôme et lui constituent les deux premiers angles. Les deux crânes sont orientés vers ce point fictif, comme pour y poser, y assigner la place du visiteur, troisième partenaire obligé de cette scène qui lui est destinée.
Mais si le crâne de la mort interpelle vivement le spectateur, Saint Jérôme lui, est totalement absorbé par son ouvrage, le regard myope penché sur le livre, un index intercalé entre les pages, pour rappeler un autre texte que sa présente lecture. Son bras droit, machinalement tendu ou posé en direction d'un probable encrier, signale dans le même geste la présence du crâne, reconduit l'attention du spectateur vers ce pôle essentiel. À son insu, le Docteur de l'Eglise, dans son geste banal vers l'encrier désigne aussi le centre de ses préoccupations : cette mort qu'il a défié au désert, cette mort dont l'Evangile qu'il traduit et commente propose émancipation et libération !
La scène installée par le peintre est fixée comme un instantané photographique. La tête inclinée du saint, son geste interrompu dans la recherche de l'encrier, le désordre des livres et d'un drap blanc (nappe ou linceul ?), tout manifeste d'un moment dynamique et éphémère, saisi sur le vif ! Le crâne, seul, immobile, passif dans ce fragment de vie pose la question de l'éternité, de l'immuable....
Mais de quelle immobilité, de quelle immuabilité s'agit-il ? Ce crâne posé sur le livre ouvert, on vient de l'y mettre ! Que diable fait-il ici ? Saint Jérôme s'en sert-il comme presse-papier ? A-t-il besoin de le caresser entre deux commentaires des Ecritures ? Quelqu'un d'autre l'a-t-il déposé là à l'instant ?... Sa situation est en fait bien dynamique aussi ! Son inertie est toute relative. La consultation du livre ouvert implique qu'on le manipule, qu'on ait conscience de sa présence !
La mise en scène de Caravage multiplie les niveaux de lecture. Chaque détail, chaque élément déchiffré en révèle un autre, décline une nouvelle approche, une lecture en cascade. Plus on entre dans l'intimité de notre saint et plus il nous échappe, concentré dans sa lecture, et insaisissable dans son dialogue distrait avec l'éternité. Comme l'écart souligné par le bras entre sa tête et le crâne de la mort, une distance est imposée à notre curiosité insatisfaite, pudiquement arrêtée à quelques pas du tableau, à l'endroit désigné par la déclinaison des deux crânes. Au bout de la plume, l'analyse, l'étude, le commentaire, le verbe portent-t-ils peut-être du sens.
Jacques-Edouard Berger avait guidé des élèves dans la découverte des trésors artistiques de Rome en mai 1977. Caravage constituait un chapitre essentiel de notre découverte.