Certains êtres ne sont pas portés à partager l'expérience dont ils sont riches. Ils "travaillent" sur eux, pour eux. Si leurs recherches peuvent susciter de l'intérêt alentour, tant mieux. Sinon... D'autres, au contraire, sont tout entier tendus vers le partage. Chez eux, le savoir, le savoir-faire ne prennent leur sens que lorsqu'ils touchent - telle la grâce - d'autres têtes, d'autres coeurs, d'autres âmes aussi.
Nul besoin de préciser si Jacques-Edouard Berger était de ceux-ci ou de ceux-là. Voyages, conférences, émissions radiophoniques... il s'était voué à la communication parce que tel était son destin. Il faut dire que les fées s'étaient penchées sur le berceau de cet orateur hors pair. Jacques-Edouard Berger avait tous les talents, à commencer par celui de l'expression verbale et par un regard d'une impressionnante acuité. Il avait le goût du beau, ayant été - il est vrai - à bonne école. Ses premières vacances, ce fut dans la familiale qu'il les passa, à parcourir la Toscane de la Renaissance dont René Berger étudiait les fresques. Ses parents étaient alors portés par le souffle de l'enthousiasme qui, juste après-guerre, avait suscité la création, à Lausanne, du mouvement Pour l'Art. Qu'il ait "appris à lire dans les livres d'histoire de la peinture", comme il le disait ironiquement, ne fut pas sans incidence sur son développement ultérieur. Qu'il dût aux riches conversations de ses parents l'apprentissage du langage, non plus.
La découverte des photographies publiées dans les "London News", publication à laquelle son grand-père maternel avait été abonné, détermina largement sa fascination pour l'Egypte. Des tombeaux égyptiens en carton gouaché qu'il réalisait, dans ses très jeunes années, aux croisières d'étude qu'il organisa plus tard sur le Nil, Jacques-Edouard adhéra pleinement à cette civilisation à côté de laquelle, souriait-il, la Grèce et Rome lui "apparaissaient comme les terrains vagues de la barbarie"... Avant que ne s'ouvrissent à lui les portes de l'Université, avant même d'avoir pris son premier cours d'égyptologie, il s'en alla sur place caresser ces "Pierres d'Egypte" - pour citer un de ses titres - dont l'amour ne le quitta pas, même lorsque d'autres civilisations- indienne, nippone, chinoise... - s'en vinrent à leur tour répondre à sa quête de beauté.
"De ma petite enfance à aujourd'hui, nous confia-t-il, je ne vois qu'une continuité".
Accompagnateur de voyages culturels dès l'adolescence, Jacques-Edouard comprit vite que là-bas était sa voie; entre Le Caire et Assouan, puis entre Delhi et Udaipur, Tokyo et Kyoto, Beijing et Xian, Jakarta et Pagan... "Le travail en cabinet m'est tellement contraire que j'aurais tendance à manifester un certain recul face à ceux qui s'y adonnent. Je n'en suis pas moins conscient que c'est la voie par laquelle la connaissance peut et doit être transmise... Mais j'ai toujours été très visuel : je ne puis réfléchir à la conception d'un temple que si je l'ai parcouru à plusieurs reprises. Me contenter de digérer ce que d'autres ont écrit ? J'en suis incapable".
Souriant, il se plaisait à expliquer que, certes, il aurait pu devenir le spécialiste des chapelles gravées de la XIXe dynastie dans la région memphite... Mais que, décidément non, il trouvait davantage son bonheur dans la comparaison de ces différents courants de civilisations nés à l'aube des temps et qui, loin d'être figés sous un glacis historique, lui paraissaient demeurer extrêmement vivants. La tentation d'une carrière dans l'"institution" ne fit qu'effleurer Jacques Edouard Berger. Son passage comme conservateur au Musée cantonal des Beaux-Arts alla certes de pair avec l'édition de trois ouvrages érudits aux riches séductions : "L'Oeil et l'Eternité". "El-Fayyum" et "Pierres d'Egypte". Pourtant, c'est dans l'art de la communication orale qu'il s'imposa. Il aurait pu - peut-être même aurait-il dû - publier davantage. L'écriture lui pesait. Non qu'il peinait à rédiger. Les mots lui venaient sous la plume comme ils lui venaient sur la langue. Avec la même aisance. Mais la nécessaire adaptation qu'exige le langage écrit, plus serré, l'ennuyait. La luxuriance qui marquait son expression devait alors être bridée. Moins volubile, elle n'en était que plus poétique. Pourtant, il ne s'y retrouvait pas tout à fait.
Et effectivement, la fantaisie, voire l'humour dont il émaillait ses causeries, ses conférences, les visites "in situ" ne trouvaient guère leur place dans les articles et les livres. Or si précis, si rigoureux qu'il pût être, Jacques-Edouard Berger veillait à ne jamais pontifier. Il avait le goût de la plaisanterie culturelle. Les six cents auditeurs que lui valaient chaque mardi ses cours à l'aula du Palais de Rumine ne l'ont jamais incité à s'exprimer "ex cathedra". Que ce fût pour parler de la Renaissance italienne ou de la Chine dynastique, il trouvait toujours l'occasion de glisser une idée insolite, de risquer une audacieuse comparaison, d'introduire de l'humour, de mettre comme une distance. Aussi haut que son verbe pût soulever son public, il aimait à rompre cette manière d'extase en déclenchant rires et sourires. Jacques Edouard Berger portait la communication au rang des beaux-arts. Plus loin, peut-être, encore... Pour lui, communiquer n'était pas seulement transmettre, c'était communier dans une même ferveur.
Plus qu'un brillant orateur dont on venait prendre l'enseignement, c'était une personnalité à laquelle on avait tôt fait de s'attacher. Et qu'alors on suivait assidûment sur les chemins de la connaissance. Tout chez lui le plaçait à part. Loin d'arborer la tenue passe-partout du conférencier, il avait son style vestimentaire. Sa gestuelle aussi, généreuse. Un visage d'une expressivité lourde de sens. Une voix surtout. Profonde, de poitrine. Mais dont la sobriété pouvait se faire lyrique. Un rapport d'admiration, nourri de sentiments, s'établissait entre son public et lui. Ce n'était pas qu'une "tête" à la fabuleuse mémoire qui emmenait les intéressés à la découverte des grottes de Yun-kang ou du musée de Dahlem. C'était un être charismatique qui, mieux que tout autre, savait faire partager émotions et expériences.
Rien d'étonnant à ce que, les années passant, il ait considérablement élargi le cercle de ses "fidèles" - au point que la porte de l'aula affichât bientôt cet avertissement : "Complet - Entrée réservée aux seuls abonnés"! Fidélité, oui : il y avait comme une adhésion à son enseignement. Une adéquation intellectuelle et affective. Se référant à Simone de Beauvoir, une auditrice rencontrée à Rumine nous confiait un jour : "Je viens prendre auprès de Jacques-Edouard ma ration de beauté".
Conscient de son impact, il se défendait pourtant d'être un "gourou" de l'art. Et c'est vrai qu'il avait trop de considération pour les sujets qu'il abordait, et trop de respect pour son public, pour envisager seulement la possibilité d'abuser du crédit dont il jouissait. Jacques-Edouard Berger n'avait de cesse d'élever le débat. Que sa première fascination ait été pour l'Egypte, terre du sacré s'il en fût, ne doit rien au hasard. Pour lui, l'art invitait à une ascension. D'où sa crainte des ravages de ce qu'il appelait le "caravanisme culturel". La vue d'un naos envahi par un groupe de touristes "suant et braillant" lui donnait des haut-le-coeur. "Quand Karnak deviendra un succédané de la Costa Esmeralda... il n'y aura plus qu'à fermer le temple". nous dit-il. Mais il n'en avait pas moins la conviction que chacun peut se trouver à sa place dans un lieu sacré. Le tout est qu'il soit préparé. Ce à quoi il s'employait donc avec ferveur. Car chez cet être, au reste épris de vie, mélomane, cinéphile, gastronome, il n'était de plaisir sans partage.
Jacques-Edouard Berger, l'anti-bureaucrate de la culture, l'artiste de la communication. Sa vie était une. L'art l'emplissait totalement. Il lui devait tout, il lui sacrifiait tout, l'offrant à qui savait l'apprécier. Là encore, un échange permanent, au quotidien comme pour l'éternité. "J'ai toujours eu la certitude que seule l'oeuvre d'art mérite d'être immortelle. Tout le reste me paraît transitoire".
Par delà la mort, Jacques-Edouard nous offre les traces de sa dévorante passion.
Jean-Pierre Pastori